ECRITURE ET CULTURE

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LE POILU DES AURES

 

La Renault 4L, achetée d’occasion sur place quelques jours auparavant, crapahutait  péniblement sur les pistes pentues, empierrées et ensablées des Nemenchas, à l’Est du massif algérien des Aurès.

A son bord, deux couples de coopérants belges.  Le chauffeur, les mains crispées sur le volant, tentait de décoder les informations couvertes par le vrombissement du moteur, que lui transmettait son passager de droite, responsable de l’itinéraire.

Ils s’étaient procuré une ancienne carte d’état-major du temps de la colonisation, sur laquelle figuraient ces sites de ruines romaines qu’ils recherchaient et que ne mentionnaient pas les cartes routières classiques.

 

A l’arrière, leurs épouses respectives commentaient non sans angoisse les affirmations de coopérants plus anciens selon lesquelles cette expédition n’était pas exempte de dangers : le brigandage aurait été monnaie courante à l’égard des coopérants français que détrousseraient à cet endroit quelques Berbères locaux, plus pour le  profit que par rancœur pour les exactions passées. 

Les coopérants belges  étaient en général plus appréciés que leurs homologues issus d’autres nationalités représentées : le Français était l’ancien colon, l’Américain le Grand Satan, déjà, représentait le capitalisme et ses excès ; les Russes étaient athées et vivaient en ghettos ; les Egyptiens disputaient avec l’Algérie l’hégémonie du monde arabe au Nord de l’Afrique; les libanais étaient en majorité catholiques ; les Belges eux, échappaient à toute critique. Néanmoins, la nationalité belge des deux couples n’était marquée d’aucun signe distinctif.

 

 

Au sommet d’une pente, la voiture toussota violemment, au risque de cracher son moteur.  Le conducteur fit à l’accélérateur trois ou quatre pompages aussi vigoureux qu’inutiles… La voiture expira.  Les deux femmes, dépitées, restèrent dans le véhicule avec Guy, le passager de droite, qui poursuivit sans état d’âme l’exploration de sa carte.

 

Jean-Robert ouvrait pour la première fois de sa vie le capot d’une voiture.  Il avait cependant déjà vu des coopérants dans la même situation, exécuter le démontage du filtre.  Il se mit vaillamment à la tâche pour retirer précautionneusement les pièces une à une, selon les instructions de sa mémoire.

 

Le travail venait à peine de commencer que déboucha du somment de la même pente une camionnette Peugeot dont l’arrière débâché grouillait d’hommes enturbannés, assis face à face, en appui sur leurs hauts bâtons, comme des soldats sur leurs fusils.  Quelques femmes jacassantes, des moutons bêlants et des poules battant de l’aile complétaient au centre le nombre des passagers.

 

Tous les hommes bondirent spontanément de la camionnette pour se diriger immédiatement vers le véhicule immobilisé.  Derrière le capot Jean-Robert toujours affaité, ne vit d’abord rien venir, pas plus d’ailleurs que les autres excursionnistes.  Les plus jeunes turbans fondirent vers l’auto et enfoncèrent leur tête dans le ventre de la voiture immobilisée. Les passagères hurlèrent alors de peur, forçant Guy à sortir le nez de sa carte d’état-major.  Guy interprétant hâtivement la situation sortit de l’auto pour porter secours à son ami. Trop tard…Les jeunes aurésiens avaient déjà écarté Jean-Robert du moteur chaud et lançaient de leur voix rauque des commentaires incompréhensibles, accompagnés de gestes dirigés tantôt vers le capot, tantôt vers les pièces à terre déjà extraites. Guy rejoignit son compagnon, avec prudence et sans précipitation bien qu’il ne constatât finalement aucun signe d’hostilité.  Que du contraire : il semblait que les jeunes berbères voulussent apporter à ces étrangers dans l’embarras leur riche expérience en pannes mécaniques de ce genre.

 

Ainsi rassuré, Guy se garda bien d’intervenir et porta ses pas vers les vieux enturbannés qui devisaient à proximité du camion.  L’un d’eux, manifestement le plus âgé, le salua très poliment : « Salam », « Labès ? ». « Labès » répondit Guy. Et le vieux d’ajouter « Abdullah ! » selon les coutumes du lieu, tant de fois entendues, tant de fois répétées.  Après quelques secondes de silence, il lui demanda dans un français sommaire : « Français ? ». Non répondit Guy. « Belge ! ».  Le visage du vieux s’éclaira : « Belge ? ». Guy opina de la tête. Le vieux devint volubile pour exprimer avec force gestes une histoire d’où émergeaient régulièrement des mots en « er » très roulés : « guer », « ber », « per », « ser »….Comme Guy ne saisissait pas bien ce qu’il voulait lui dire, le vieux berbère, pour appuyer son explication, saisit son bâton et, s’allongeant sur le flanc de la montagne que surplombait la route, il se mit à imiter le bruit du fusil quand le tirailleur lance une salve : « pan, pan, pan » criait le vieux allongé, visant avec son bâton une cible invisible. La mise en scène terminée, il répéta les énigmatiques mots en « er » dont il cherchait à lui faire comprendre le sens.  Soudainement Guy comprit la portée de ces mots et les raisons de la joie du vieil homme.

 

« En route ».  C’était Jean-Robert, dépanné et triomphant, qui lançait cette invitation.  Les coopérants voulurent rétribuer ces gens pour leur assistance.  Ces derniers refusèrent catégoriquement l’argent qui leur était présenté mais acceptèrent pour leurs enfants quelques barres de chocolat belge que les touristes avaient emportées.

 

Ils reprirent la route vers les ruines romaines.  En chemin, Guy songeait avec émotion au vieux berbère : ce « Zouave » des contingents Nord-Africains avait participé à la guerre 14-18 en Belgique, dans son pays, avec Albert Ier, roi des Belges et roi-chevalier, à Ypres (« Ieper » en Flamand) durant la bataille qui s’est livrée sur le front de l’Yser….

 

 

 

GUY RAU

AVRIL 2013

 



25/04/2013

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