ECRITURE ET CULTURE

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LE DOIGT SUR LA BIBLE

 

Contrairement à beaucoup d'institutions de l'époque, le collège franciscain auquel mes parents eurent la clairvoyance de confier mon éducation, fut un pôle d'épanouissement pour de nombreuses générations d'étudiants.

 

Ceux qui fréquentaient  le pensionnat recevaient de cette institution catholique une éducation chrétienne empreinte d'hellénisme et de latinisme d'une rare qualité, enrichie par l'étude des textes bibliques et évangéliques.

 

Les professeurs, des religieux encore pour la plupart,  derniers survivants de la race des « maîtres »,  cultivaient avec entendement et pédagogie l'analogie entre le message des textes anciens et les réalités du monde moderne qui parvenaient à se faufiler entre les lézardes du symbolique  mur d'enceinte.  

 

La Bible constituait alors la référence du savoir. Les étudiants de dernière année avaient le privilège, après l'étude du soir,  d'obtenir individuellement audience auprès du Père Directeur afin d'enrichir auprès de lui et au contact de son érudition, leurs connaissances bibliques.

 

Les bons pères parfois accueillaient par charité dans leurs murs, d'étranges hôtes, passagers du néant ou égarés du présent qui, avant le couvre-feu, promenaient en silence et à pas lents leurs mystères.

 

L'on devinait au secret qui entourait leur présence qu'ils n'appartenaient pas à la classe de nos éducateurs, même s'ils portaient comme eux la bure et la corde nouée.

 

Je me souviens de l'étrange rencontre que je fis avec l'un deux, un soir, alors que j'attendais, la Bible sous le bras, que le Père Directeur m'autorisât à franchir la porte de son bureau et m'invitât à une conversation improvisée pour laquelle je n'avais pas sollicité la faveur d'un rendez-vous.

 

Alors que je me tenais debout devant la porte qui d'une minute à l'autre allait s'ouvrir, un inconnu émergea des sombres profondeurs de la clôture, cet espace réservé aux pères. Je l'entendais s'approcher, non au bruit de ses pas, mais à l'entrechoquement des boules en bois du grand chapelet qui généralement pend à la taille des religieux de l'ordre franciscain.

 

Le tintement du chapelet qui s'amplifiait s'arrêta net à ma hauteur. Le silence s'installa.

 

Pas du tout rassuré, j'actionnai l'interrupteur électrique à ma portée. Le plafonnier diffusa avec hésitation la lumière froide et  tremblotante des premières lampes au néon de l'époque et me fit découvrir un visage dont la pâleur contrastait avec le capuchon pointu d'étoffe brune qui le couvrait. On l'aurait dit sorti tout droit d'un des plus célèbres romans d' Umberto Eco.

 

L'étrangeté du personnage était accentuée par une barbe grisonnante, qu'il portait longue et frisée, à la manière des guerriers assyriens de nos manuels d'histoire.

 

Ses lèvres minces et humides qui trouaient l'abondante pilosité émirent quelques mots secs et hachés prononcés avec un fort accent flamand. Je compris de mon interlocuteur qu'il souhaitait savoir ce que je faisais là et, comme je tardais à lui répondre, il manifesta son insistance par un mouvement de tête pas vraiment amical.

 

Mon explication fut confuse, troublé que j'étais par cette apparition insolite, et j'implorai des yeux sa clémence pour le piètre exercice oratoire que je venais de livrer. En guise de réponse il caressa plusieurs fois sa longue barbe, comme pour nourrir la réflexion dans laquelle il s'était plongé.

 

Il en émergea quelques secondes plus tard, avec un énigmatique sourire dont il se départit rapidement pour me donner un ordre dans un français mal maîtrisé, broyé par le roulement des « r » caractéristique des Flamands.

 

Alliant le geste à la parole, afin de mieux se faire comprendre, il m'intima d'ouvrir la Bible calée sous mon bras, de poser, les yeux fermés, mon doigt sur un paragraphe et de le lire à haute voix. Comme j'hésitais à m'exécuter, il m'encouragea d'un hochement de tête et d'un sourire entendu, comme si l'homme fondait sa conviction  sur un hasard bien préparé et connu de lui seul.

 

Je lus d'abord en silence le texte que j'avais pointé du doigt et levai la tête, interloqué et incrédule, vers la porte qui se s'ouvrait décidément pas, puis vers le religieux qui attendait, avec un lumineux sourire cette fois, que je lui fisse la lecture d'un texte dont manifestement il connaissait la teneur.

 

Mal assuré, je relus à voix haute comme il me l'avait demandé, les paroles d'Héli, extraites du Premier Livre de Samuel, Chapitre 3, verset 1, sur lesquelles mon index s'était arrêté : «Va te coucher, mon fils, je ne t'ai pas appelé ».

 

 



05/09/2011

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